Coudre pour raconter son histoire

12 avril 2024
Coudre son histoire

Quand j’ai commencé la couture, au début de la crise sanitaire du covid-19, je me disais simplement que je pourrais me confectionner de longues robes d’été, des jupes qui tournent et des blouses colorées. C’était mon objectif : débuter une activité manuelle et me faire des vêtements à mon goût, sans me préoccuper des tendances et de la fast-fashion. Quatre ans plus tard, la couture a pris, dans ma vie, une place que je n’attendais pas. Coudre me permet de dicter un peu mieux ma propre histoire.

Une histoire commence par le début, alors remontons un peu le temps. En février dernier, l’une de mes marques préférées, Twig + Tale, a lancé un appel à candidatures pour rejoindre son équipe de « Storytellers ». Twig + Tale est une petite entreprise néo-zélandaise, dont j’adore les patrons, mais aussi l’esprit. J’ai donc sauté sur l’opportunité.

Storytellers, les raconteurs d’histoires

La « Storytellers Team » est un groupe de couturiers et de couturières déjà habitués de la marque, renouvelé chaque année. De mars à novembre, il nous est demandé de coudre quatre patrons, que l’on peut obtenir gratuitement, sur demande. Une fois qu’un projet est complété, il faut envoyer des photos à T+T, qui pourra les utiliser sur ses réseaux sociaux. On nous demande aussi de communiquer sur notre appartenance à la « Storytellers Team », déjà dans un souci de transparence (puisque nous obtenons des patrons gratuitement) et pour montrer nos réalisations. C’est donc un échange, mutuellement bénéfique à mes yeux.

coudre son histoire
L’Overland Cloak de Twig + Tale

Chaque mois, T+T propose un thème. Il nous permet de discuter, d’échanger, mais aussi d’orienter nos projets. Ce n’est pas une obligation, mais plutôt une manière de stimuler notre créativité. Le thème du mois peut par exemple porter sur une matière, un tissu, ce qui donne une bonne raison d’essayer quelque chose de nouveau. Pour mars, le thème était : « stories ». « Histoire », en français. En anglais, le mot « stories » ne désigne que les histoires, celles que l’on raconte et pas l’Histoire. Au début, ce thème ne m’a pas inspiré du tout. À force de réflexion, j’ai réalisé que la couture était, pour moi, un puissant outil narratif.

Coudre en grandes tailles et écrire mon histoire

Les photos que je partage sur ce blog le montrent : je ne suis pas fine. À la fin de l’adolescence, je faisais une taille 44. Je suis vite passée au 46, puis au 48. Quand j’étais enfant, on m’a dit que j’étais trop grosse. Je ne l’étais pas, mais certains camarades l’affirmaient. Certains adultes, aussi. Une violence que je ne savais pas identifier et juguler, à l’époque. Je les ai cru. Autant que je me souvienne, j’ai toujours eu la conviction profonde que j’étais trop grosse et donc que je n’avais aucune valeur.

Le shopping était une épreuve. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis effondrée en larmes dans les cabines d’essayage, parce que la tenue que je voulais ne m’allait pas. Parce qu’il n’y avait pas ma taille. Parce que la vendeuse me répondait avec mépris qu’ils ne « faisaient pas de grandes tailles », alors qu’on parlait d’un 46 (c’était à la fin des années 90).

Arriva ce qui devait arriver : j’ai développé des troubles du comportement alimentaire. Aujourd’hui, à 36 ans, ma relation à la nourriture est apaisée (du moins la plupart du temps), mais de mon adolescence jusqu’à la fin de la vingtaine, ce fut une source de souffrance.

La couture joue aujourd’hui un rôle clef pour combattre ces troubles du comportement alimentaire, parce qu’elle me permet de redéfinir mon image de moi-même. Avant, je dépendais des marques. Elles imposent les coupes des vêtements, les couleurs, les tendances et surtout les tailles disponibles au plus grand nombre. Elles dictent la norme, ce qui est « bien ».

Aujourd’hui, je n’ai plus besoin des magasins et des marques. Je n’achète que très peu de vêtements (en dehors de quelques t-shirt en jersey et des jeans) et ma garde-robe est de plus en plus dominées par des pièces qui me tombent parfaitement. Je peux porter des vêtements qui me vont, qui me plaisent, dans les couleurs à mon goût, dans des matières que j’aime. Des vêtements qui durent, aussi, vu qu’ils ne sont pas conçus pour s’effilocher au bout d’une saison, afin d’encourager la surconsommation. Des vêtements qui n’ont pas été confectionnés par des ouvriers sous-payés et exploités.

Maintenant, quand mes amis parlent de moi à quelqu’un qui ne me connait pas, ils disent que je suis recouverte de tatouages et que je fais mes propres vêtements. Maintenant, quand je pense à moi, je ne pense pas « je suis trop grosse ». Le nombre sur l’étiquette n’a plus d’importance, quand il n’y a plus d’étiquette. Coudre m’a appris que la taille ne représentait rien, que ce qui comptait c’était de porter un vêtement qui tombe bien et dans lequel je me sens bien.

Pendant si longtemps, mon histoire était celle d’une fille trop grosse et complexée. La couture a accompagné et intensifié mon évolution. J’ai repris les rênes de la narration.

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